Interview de Joël de Rosnay

Questions à Joël de Rosnay, auteur du livre ‘La révolte du Pronétariat’
Par Melhia Bissière et Naima Dauharry

Comment les nouveaux médias ont-ils changé le journalisme à Maurice?

Après l’imprimerie, la radio et la télévision, une quatrième grande révolution s’est produite au milieu des années 90 : Internet. À la différence des précédents, ce média ne se contente pas de communiquer vers les gens. C’est un « double média », qui permet de recevoir et d’émettre de l’information. Donc, les utilisateurs s’écrivent, créent de l’information, en donnent, en vendent ou en achètent (…). Certes, avec Internet, tout change. En effet, l’usager «devient» en même temps la poste et les télécommunications. Avec le multimédia, Internet n’est plus seulement du texte, de l’image et du son. C’est également du film, de la vidéo et de l’interactivité en ligne.

Je dirais que les média des masses commencent à apparaître dans cet écosystème informationnel comme un cinquième pouvoir. À la différence des quatre autres, qui sont tous descendants, celui-ci laisse la place à de nouveaux enjeux et menace les détenteurs de pouvoirs «classiques». C’est une nouvelle «force civique citoyenne», comme l’appelle Ignacio Ramonet. Le nouveau pouvoir en train de se constituer, encore embryonnaire, crée ainsi un changement d’équilibre des forces. Le nouveau domaine conquis par les pronétaires est celui de l’édition presse, avec l’avènement et l’extraordinaire succès des journaux en ligne rédigés par des blogueurs ou des non-journalistes.

Force est de constater que l’Internet des média des masses a donné naissance à une nouvelle économie. Il ne s’agit plus seulement d’une économie de marché, mais d’une économie avec marché, doublée d’une « économie de la gratuité ». Ceci implique donc la perte du monopole des média et des journalistes sur l’information. Ils ne sont plus les seuls à rapporter ce qui se passe dans le monde. On a aujourd’hui des précurseurs d’un journalisme citoyen qui va se démultiplier. En fait, plusieurs outils technologiques ont contribué à changer le journalisme. L’explosion des blogs, wikis, P2P sont les nouvelles armes des pronétaires. Les blogs et autres sites interactifs entament le pouvoir des infocapitalistes. Ceux-ci participent à la montée d’un nouveau pouvoir, lequel se démarque du pouvoir du journalisme traditionnel. Le phénomène des blogs et sites Web interactifs, a contribué à inonder le Net d’informations de qualité très diverse mais souvent originales, permettant notamment une relecture de l’actualité.

Un autre facteur déterminant du désenchantement pour la presse traditionnelle est l’augmentation du débit des réseaux d’Internet avec l’ADSL, qui s’accompagne d’un essor du multimédia. Le téléphone portable, quant à lui, est en train de créer une nouvelle forme de communication interactive pratiquement en temps réel. Il résulte de telles évolutions que la grande majorité des secteurs d’information, en dehors d’Internet, perdent de l’audience tant la concurrence entre média est devenue sévère. Les statistiques montrent qu’aujourd’hui une grande partie de la population, et surtout des jeunes, passe plus de temps devant son PC pour s’informer en texte ou en vidéo que devant la télévision ou à lire des journaux !

De la majorité des journaux existant à Maurice, seule une moyenne de 50% est également en ligne. Est-ce alarmant ou rassurant?

C’est assez alarmant. En effet, une complémentarité se forme entre média papier et media en ligne. Récemment un dirigeant du groupe « Les Echos » me disait : « Nous étions un groupe « papier » avec un site Internet, nous sommes maintenant un groupe numérique avec des dérivés « papier », les journaux et magazines classiques !». Il faudrait donc que les responsables des groupes de presse mauriciens adoptent la même stratégie et intègrent la complémentarité avec les bloggeurs et les responsables de journaux citoyens en ligne, comme Agoravox que j’ai créé en mai 2005, avant « Rue 89 », ou « Le Post ».

Le journalisme traditionnel s’essouffle-t-il selon vous?  Quel sera l’avenir de la presse écrite face aux nouveaux médias?

Une des principales raisons de la montée du pronétariat et de l’influence croissante des média des masses est la crise de confiance des lecteurs et des utilisateurs vis-à-vis des mass média traditionnels. Au cours des trente dernières années, la presse écrite a perdu de sa crédibilité, au point que certains se demandent aujourd’hui si les média écrits ne représentent pas un mode de communication dépassé.

Il en est de même pour la télévision et parfois pour la radio. Le résultat le plus frappant de cette crise de confiance est la baisse alarmante de la diffusion des journaux, en particulier des quotidiens, même si d’autres phénomènes y concourent. Selon l’Association mondiale des éditeurs de journaux (Wan), il y a un recul sensible de la diffusion dans l’ensemble des pays industrialisés [-5,18% de 2003 à 2007 aux Etats Unis, -5,83% en Europe, -2,52% au Japon. Aux Etats-Unis, la dégradation s’accélère avec des baisses de 6,4  %, 7,09% et 10,6 % pour les trois premiers semestres de 2009). Le New York Times a vu sa diffusion baisser de 7,28 % entre octobre 2008 et mars 2009. Pour le quotidien USA Today, la  perte atteint même 17,6 %. En 1960, la diffusion de la presse quotidienne, notamment celle du titre Le Figaro était de 386 000. En 2009, elle est passée à 315 000.

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer à la fois la diminution de la circulation des grands quotidiens et la crise des média. Les effets de la concentration des supports médiatiques aux mains de quelques grands groupes industriels de la communication sont une première raison. D’autres éléments agissent pour décrédibiliser les grands média, et en particulier les quotidiens. Le problème aussi pour les journaux traditionnels, est que la majeure partie des revenus provient de la publicité: les annonceurs ne font plus la différence entre les lecteurs payants et les lecteurs gratuits. Pour eux, il s’agit de toucher le plus de monde possible, ce qui devient une réalité avec des circulations de plus de 2,5 millions de lecteurs.

Les nouveaux médias évoluent à grande vitesse, souvent au détriment du journalisme traditionnel. Quels sont les nouveaux défis à relever?  
 
Il y a peu, les content providers (fournisseurs de contenus), qui fixent les droits de diffusion, dictaient encore leur loi. Aujourd’hui, ils sont menacés par une nouvelle concurrence. Cette armée d’anonymes aux moyens artisanaux mais néanmoins performants est en train de les défier en créant des contenus de qualité, plébiscités par le public.

Les média traditionnels ont joué un rôle important pour asseoir la démocratie. L’accès gratuit à la presse en ligne, grâce aux sites mis en place par la plupart des grands quotidiens, est un des nombreux éléments contribuant à créer un climat de concurrence. Le secteur traditionnel de la presse papier est inévitablement conduit à se diversifier.

Or la tendance actuelle – afin que la presse en ligne ne soit pas la simple reproduction de ce qu’elle est sur le papier et acquière un certain avantage comparatif – est à la personnalisation de l’information. Celle-ci, techniquement, passe notamment par la possibilité de modeler son interface et ses rubriques favorites. Un des facteurs déterminants du succès du journalisme participatif semble avoir été le déclin de la crédibilité des mass média. En réaction à cette crise de confiance, de nombreux espaces de réflexion et d’analyse ont vu le jour. Internet a contribué à faire prendre conscience aux individus que ce qu’ils lisent dans les journaux, ou voient à la télévision, ne reflète pas nécessairement la réalité.

Dan Gillmor martèle d’ailleurs depuis des années que le journalisme citoyen n’est absolument pas une remise en cause des grands média et que de nouvelles synergies vont voir le jour : «Le journalisme citoyen n’est pas un projet de critique des média, mais d’expansion des média» Dans le contexte de la lutte entre infocapitalistes et pronétaires, il est difficile de présumer de la victoire des média des masses sur les mass média.

Sans doute ne faut-il pas voir dans ce nouveau mode d’expression, dans ce mode d’information participatif, un danger ou une menace pour le journalisme professionnel et la presse traditionnelle ! Je pense qu’il est impératif de comprendre le journalisme «amateur» comme un complément aux média généralistes et à la presse professionnelle. Un complément social fait par les individus eux-mêmes pour d’autres individus, qui se veut le plus proche possible de la réalité des populations et des actualités. Les nouveaux pouvoirs qui se mettent en place impliquent fiabilité, confiance, vérification des informations, dosage des actions, sujettes à des amplifications incontrôlables. C’est pourquoi le phénomène Internet nous fait entrer dans un nouveau paradigme : il nous oblige à tenter de comprendre, par la synthèse plutôt que par l’analyse, comment les éléments se combinent dans des ensembles plus complexes.

Dan Gillmor estime qu’Internet peut sauver le journalisme aujourd’hui en perte de crédibilité. Il prédit un rassemblement de journalistes, d’informateurs et de lecteurs transformant le journalisme en une sorte de conversation assistée par la technologie, au lieu du monologue descendant du haut vers le bas (top down) qui est trop souvent la norme aujourd’hui. La création collaborative et le partage se situeront à tous les niveaux dans l’Internet de demain. Comme un organisme vivant, Internet connaît en effet une nouvelle et spectaculaire évolution.

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